Il est 17h le 19 mars 2015.
Un électricien est toujours occupé à brancher le générateur, deux gars sont sensé terminer la barrière qui longe la cuisine jusqu’aux toilettes des clients, ce n’est pas gagné. J’ai récupéré les menus, le contenu est minimaliste : 4 entrées, 4 plats, 3 desserts. La salle est vide, murs blancs et juste nos tables et chaises, des vases avec des fleurs. On a une capacité de 20 couverts, et j’ai 22 réservations.
John est dans la cuisine, avec Anderson et Étienne, Cedric lui est à la plonge. Anderson et Étienne sont en charge de pas grand chose et sont déjà perdus, il faut dire qu’on l’est nous aussi. John fait tout dans cette cuisine, essayant d’anticiper tout ce qu’il peut mais notre mise en place de l’époque n’est pas efficace. En salle, j’ai Fred (heureusement) et Trésor qui très stratégiquement a installé une chaise près de la porte de la cuisine. Apparemment c’est son poste de travail, il est d’une timidité maladive et ne communiquera pas avec les clients de toute la soirée.
John et moi ne nous parlons pas beaucoup, je crois qu’on est aussi effrayé l’un que l’autre et qu’on a trop peur de ce qu’on pourrait verbaliser, puis aucun de nous n’a de temps à consacrer à l’autre . Il est 19h, la barrière est miraculeusement terminée, le générateur fonctionne.
J’explique à Adèle ce qu’on attend d’elle. Elle a 2 ans et demi… Je lui demande de ne pas faire de bruit, et de se coucher avec la nounou , je lui dis qu’il y aura du bruit, mais qu’elle devra faire avec. En y repensant je suis tellement désolée de lui avoir imposé ça mais on avait pas d’alternative à ce moment là. Et elle a vraiment été la plus sage des petites filles de 2 ans et demi du monde tout le temps où on a vécu dans deux pièces à l’arrière du restaurant, soit un peu plus d’un an au total.
II est 19h15. Je crois n’avoir jamais eu aussi peur de ma vie. J’ai le cœur qui va exploser, la nausée, les mains moites, la gorge nouée, ma tension est probablement à un pic jamais égalé. Je me demande encore où j’ai trouvé le courage ce jour-là, surtout après les semaines éprouvantes qu’on venait d’encaisser .
On ouvre les portes et quelques minutes après les premiers clients arrivent. Je me rappelle des 22 visages présents ce soir là , pas toujours des noms. Puis j’ai un black out. Je sais que je devais prendre les commandes, faire les cocktails, et aussi être par moment en cuisine pour terminer les assiettes avant d’aller faire les additions . Anderson et Étienne étaient plus tétanisés qu’autre chose. Après le service je les ai trouvé couchés par terre sur la terrasse de la cuisine, probablement une journée terrible pour eux aussi qui n’avaient pas plus d’expérience que nous. Je me rappelle que John est venu en salle et que les tables, surtout une ( salut les Ndoli, Vande Weghe, Philippe, Fabiola et Gilles) ont applaudi, on avait envoyé 22 couverts pour notre premier soir.
A la fin de cette soirée inimaginable quand j’ai réalisé qu’on l’avait fait, j’ai aussi pleuré. Beaucoup. On était arrivé 15 semaines plus tôt pour ouvrir un restaurant et on l’avait fait. 15 semaines, 3 mois et demi pour s’installer et ouvrir notre restaurant. Et environ un an de préparation si on compte notre première visite au Rwanda en Janvier 2014.
Et on s’est levé à 6h pour recommencer le lendemain et les jours qui ont suivi. Ce fut notre routine durant plusieurs mois. Des courses à la compta, en passant par faire la mise en place chaque jour, la cuisine et le service chaque soir. On faisait tout, notre vie n’a tournée qu’autour du restaurant pendant environ 2 ans. Le restaurant, notre fille, puis notre deuxième fille. C’est tout ce qui comptait, rien d’autre. Pas même nous-mêmes. Et cela évidemment a pesé sur notre vie de couple. J’ai parfois cru que l’on ne surmonterait pas , sur le plan privé, ce que l’on traversait. Mais ça c’est une autre histoire, une histoire de couple, dont je vous parlerai peut-être un jour.
Très vite, on a dû engager des gens en cuisine mais c’était compliqué. Les cuisiniers avec expérience n’avaient pas l’expérience que nous attendions et semblaient réticents à apprendre des nouvelles choses. Jusqu’à ce qu’on trouve quelques jeunes gars vraiment motivés (à commencer par un des plongeurs qui un jour nous a signalé qu’il savait faire certaines choses à force de nous avoir observé) , sans formation, sans diplôme ou encore étudiant , et qu’on réalise que c’était avec eux qu’on pourrait commencer à faire quelque chose car leur soif d’apprendre était grande, ainsi que leurs diverses motivations. Aujourd’hui ils ont 5 ans de plus, et plus d’assurance. Ils ont grandi avec nous.
On a dû apprendre à transmettre des choses qu’on a appris sur le tas ou qui coulent de source pour nous. John a pris le temps de travailler avec chaque cuisinier individuellement, montrer, remontrer, durant des heures, des jours, jusqu’à ce que le gars puisse gérer son poste. J’ai rédigé une mini bible pour les serveurs en y notant tout , depuis la façon dont on accueille les clients jusqu’à la gestion d’un client avec qui il y a eu un problème pendant le service en passant par l’attitude à adopter en salle (Trésor m’a traumatisée , je crois). Soudain, on réalisait ce qu’impliquait d’avoir sa propre entreprise. Il ne s’agit pas de juste faire soi-même, il faut transmettre, il faut créer une atmosphère de travail propice pour que les employés s’épanouissent, il faut innover, créer, (se) motiver et ce chaque jour. Si vous me demandez ce dont je suis le plus fière, avoir réussir à créer cette équipe est une de mes plus grandes fiertés. Ces jeunes hommes sont aujourd’hui des cuisiniers hors pair sur qui on peut compter pour faire tourner le restaurant, qui ont le sens du détail, du goût et de la consistance , qui ont compris pourquoi on est pointilleux et qui le sont devenus.
Aujourd’hui Poivre Noir a 5 ans .
En écrivant ceci , j’ai de nouveau un pic de tension, les mains moites et une boule au ventre. En y repensant j’ai aussi l’impression que c’était il y a 10 ans.
En me replongeant dans ces souvenirs, ça me rassure aussi un peu sur la période trouble que nous traversons en ce moment avec cette pandémie qui impacte fortement le monde de l’hospitalité. Je me dis qu’à l’époque la situation était aussi très inédite et que peu de gens, nous y compris, aurions pu croire le 19 mars 2015 qu’on serait encore là 5 ans après. On a douté, on a eu peur, on a eu des périodes où le business a ralenti, et aujourd’hui on est pourtant toujours là.
Bien sûr on sait qu’il y aura encore de l’adversité, ce virus qui est en train de tout chambouler partout sur le globe et que personne n’avait envisagé comme un potentiel challenge est un rappel que rien n’est jamais acquis, que tout peut très vite changer. Mais forts de nos 5 années d’expérience, je garde mon optimisme et beaucoup d’espoir même face à cette situation incertaine sur laquelle je n’ai pas de prise .
Aujourd’hui on célèbre les 5 ans de Poivre Noir, on célèbre nos gars sûrs qui chaque jour dans cette cuisine s’appliquent et donnent le meilleur d’eux mêmes, on célèbre les clients fidèles, les clients devenus des amis, on célèbre des belles rencontres, des moments incroyables qu’on chérit , on célèbre notre bébé, ces 5 années étonnantes à grandir à ses côtés, les adversités qu’on a surmontées et on célèbre tout ça ensemble, lui et moi . Et ça c’est ce qui me réjouit le plus . On a aussi réussi à se retrouver après s’être éloignés, chacun tellement focalisé sur le restaurant, ses propres priorités, ses propres angoisses, ses propres doutes, son propre cheminement et les aléas de la vie qui ne nous ont pas épargnés pendant cette période déjà compliquée.
On célèbre cette reconversion, ce changement de vie. Aujourd’hui je nous célèbre même si le contexte est particulier et un peu effrayant.
À notre bébé, à notre équipe incroyable , à nos futurs projets , à l’avenir que je veux croire meilleur et différent quand tout cette pandémie sera derrière nous et surtout à mon incroyable associé !